Pavillon du Bhoutan :

retour sur Un fiasco et 20 ans de gaspillage d'argent public

C'est l'histoire d'un rêve né à l'orée du XXIème siècle : rapprocher le peuple des cimes himalayennes avec celui des prairies du Morvan.
20 ans après, c'est le récit d'un incroyable imbroglio mêlant opportunité culturelle et touristique, incompréhensions politiques, commune au bord de la faillite, tensions juridiques, et surtout un gâchis des deniers publics, là où la Saône-et-Loire aurait pû s'inspirer du pays producteur du "Bonheur national brut".

Introduction

  • 1er juin 2000. Ouverture de la Foire universelle d'Hanovre "Expo 2000". 155 pays du monde entier exposent leur savoir-faire et leur image dans des stands plus ou moins réussis. Les pavillons néerlandais et du Bhoutan se font remarquer.

Ce dernier remporte le prix du plus beau pavillon de l'exposition. 18 millions de visiteurs l'ont vu et ont remarqué la volonté d'ouverture de ce petit territoire coincé entre le Tibet et les immenses provinces indiennes du Bengale et d'Arunachal Ampesh.

Ce stand de 300 m2 de surface a nécessité l'intervention, pendant un an, d'une dizaine d'artisans bhoutanais pour son montage et sa décoration. C'est une prouesse architecturale : composé intégralement de pin bleu du Bhoutan, de cuivre et de pierres, il ne comporte ni clou ni mortier. Il requiert des techniques de construction complexes et ingénieuses, inconnues en Occident, jamais consignées.

La partie centrale prend la forme d'un temple recouvert d'un triple toit surmonté d'un pinacle traditionnel : le serto. De part et d'autre, les galeries adjacentes à double toit constituent à Hanovre des lieux d'expositions artistiques et de rencontres. Le monde découvre comment le bien-être est la base de toute activité, même économique et politique, dans ce pays de confession bouddhiste.

  • 30 octobre 2000. La Foire universelle prend fin. Il faut démonter les stands. Le pavillon du Bhoutan a tellement séduit que les demandes d'acquisition affluent. Suisses, Autrichiens, Américains, Allemands veulent récupérer ce petit bijou architectural.

Même le célèbre acteur Richard Gere, qui recherche un lieu de culte bouddhiste à installer sur sa propriété, se porte sur la liste des acquéreurs potentiels !

  • Surprise. C'est en France, dans le discret département de Saône-et-Loire que va se diriger le pavillon en pièces détachées. Au pied du Morvan, sur la commune de La Boulaye, le plus grand temple bouddhiste d'Europe est érigé depuis 1974. Une petite communauté de lamas Bhoutanais fondateurs est à sa tête et convainc les représentants du micro-état et ceux du département de Saône-et-Loire de faire affaire.

La perspective d'un pôle culturel et cultuel se dessine, susceptible de draîner une économie touristique afin de désenclaver cette zone exclusivement rurale, éloignée des villes : Autun et Montceau-les-Mines, cités les plus proches, sont à 30 minutes de route.

2001-2004 : au coeur d'une stratégie politique...

228 000 euros.C'est la somme que débourse en 2001, le Conseil général de Saône-et-Loire, avec à sa tête René Beaumont.

L'achat est glorieux, arraché à la barbe de prestigieux investisseurs. Et politiquement, la prise poursuit une stratégie : René Beaumont (photo) a engagé le Conseil général dans la structuration d'une offre touristique depuis quelques années par le biais d'acquisitions et de constructions de pôles d'attrait en lien avec l'identité des territoires : le Centre Eden à Cuisery, l'Institut du Charolais à Charolles, puis la Galerie du bois à Dompierre-les-Ormes pour un coût de 3,5 millions d'euros, le rachat à une association pour 240 000 euros des grottes d'Azé, la réhabilitation du site médiéval de Brançion pour 1,5 millions d'euros avec l'objectif de doubler la fréquentation, à 100 000 visiteurs. René Beaumont est en mode bulldozer : tous ces chantiers "renforcent notre stratégie de l'équilibre des territoires. (...) Ces équipement génèrent des emplois et des effets induits sur le commerce local" déclare-t-il au quotidien national Les Echos (16 août 2002).

La destinée du pavillon du Bhoutan est de trouver place juste à côté du Temple des Mille bouddhas (photo), qui revendique 40 000 visiteurs annuels : pratiquants bouddhistes, retraites spirituelles, mais surtout badauds curieux de voir ce magnifique édifice coloré posé sur les vertes prairies des contreforts du Morvan. La carte postale est idyllique et insolite.

René Beaumont, en 2012

René Beaumont, en 2012

...Puis une mise au placard : 2004-2009

Mais le Conseil général temporise. Les finances sont déjà largement sollicitées, 2004 se profile, le mandat des élus départementaux doit être remis aux verdict des urnes. Le pavillon du Bhoutan sera un enjeu de la prochaine mandature de la majorité départementale, tellement sûre du résultat des prochaines élections.

L'exécutif départemental prépare le terrain, des contacts sont noués avec l'association Himalaya Bourgogne. Créée en 1998, elle contribue à la sauvegarde, à la connaissance et à la mise en valeur des arts sacrés et des cultures traditionnelles de l'Himalaya. Elle joue un rôle d'animation culturelle autour de l'activité purement religieuse du Temple des Mille Bouddhas. Elle organise notamment un festival, en proposant une exposition thématique dans la galerie du Temple, et des spectacles de danses sacrées traditionnelles. Elle comptera un peu plus tard, parmi ses membres, un éminent réalisateur de films documentaires, Jacques-Alain Raynaud (photo), spécialiste du Bhoutan depuis la fin des années 60.

28 mars 2004... le big-bang ! Un séisme électoral traverse la Saône-et-Loire jusqu'aux cîmes du Bhoutan. Les conséquences des résultats du 2e tour de l'élection cantonale frappent de plein fouet la destinée du pavillon du Bhoutan, pour toujours.

Le renouvellement du mandat de 28 conseillers généraux sur les 56 que compte le Conseil général de Saône-et-Loire, transforme radicalement la gouvernance de l'institution départementale. "Le baron" René Beaumont est même bouté hors du Conseil général qu'il présidait depuis 19 ans, non réélu dans sa circonscription de Cuiseaux !

La Gauche conquiert l'exécutif départemental et Christophe Sirugue (photo) est élu nouveau président du Conseil général.

Son empreinte, il va la poser très rapidement avec sa majorité : elle laisse radicalement à l'écart le projet de montage du pavillon du Bhoutan à La Boulaye, ses priorités sont ailleurs. 2005, 2006, 2007, les 17 000 éléments qui composent le pavillon n'ont plus de perspectives, les 17 conteneurs contenant toutes les pièces détachées, rapatriés de Hanovre en 2001, prennent la poussière dans le garde-meuble des Ets Prudent à Replonges (photo), moyennant une location de près de 3500 euros tous les mois !

Jacques-Alain Raynaud a rejoint l'association Himalaya en Bourgogne et il met sa notoriété au service de l'acquisition du pavillon du Bhoutan par un nouveau propriétaire... En vain.

2009-2015 : Les promesses d'Arnaud Montebourg

Mars 2008. Le Conseil général ne change pas de camp, mais il est désormais dirigé par Arnaud Montebourg (photo). Le député va se servir de son nouveau poste comme tremplin pour ses ambitions nationales. Le pavillon du Bhoutan ne fait pas partie de sa stratégie.

L'ex-avocat déclare l'état de crise : les finances départementales sont exsangues. Il entame alors une véritable saignée dans les dépenses du Conseil général. La facture mensuelle de gardiennage des conteneurs du pavillon du Bhoutan est dans le collimateur à très court terme.

Arnaud Montebourg propose alors un deal alléchant au maire de La Boulaye : une cession pour l'euro symbolique, et la promesse d'un gros coup de pouce financier au moment du montage dont la commune va se porter maître d’œuvre avec l'association Himalaya Bourgogne. Le 12 décembre 2008, l'affaire est actée par la Commission permanence du Conseil général, étrangement sans convention avec la commune de La Boulaye.

Près de 250 000 euros, c'est le montant que la collectivité publique aura payé entre 2001 et fin 2008 pour le transport et le gardiennage des 17 conteneurs.

Armand Dufour (photo) entre alors en scène dans ce feuilleton qui semble reprendre le fil de l'espoir. Le maire de La Boulaye est un homme discret, au bon sens paysan, incontournable dans le village dont il est maire depuis 1995, confiant dans la parole publique et dans l'aura d'un homme comme Arnaud Montebourg.

Un dossier de faisabilité se construit entre la commune de La Boulaye et l'association Himalaya en Bourgogne. Cette dernière lance un appel à donateurs, un montage financier se profile d'au moins 800 000 euros : séjour en France pendant des mois d'artisans bhoutannais qui effectueront le montage, appui d'un architecte creusotin, mises aux normes, viabilisation.... Jacques-Alain Raynaud finalise un film, "Le bonheur des sens", qui montre comment ce pavillon jette un pont culturel entre le Bhoutan et le Morvan. Il l'assure : "Au Bhoutan on connaît davantage le Morvan que Paris" ! Le film est diffusé sur les réseaux régionaux puis nationaux de France 3. La commune de La Boulaye a acquis un terrain de 4 hectares, et s'engage formellement sur une participation de 50 000 euros à cet investissement.

Ce sera le seul engagement. Arnaud Montebourg est appelé au gouvernement au printemps 2012. Aucun acte écrit n'a été formalisé sur "le coup de pouce financier" du Conseil général.

2015-2018 : La désillusion

La dynamique de l'espoir retrouvé entre 2010 et 2013 (avec un permis de construire attribué en novembre 2013) a impliqué des élus locaux, et notamment Christian Gillot (photo), conseiller général du secteur de La Boulaye, qui prend des risques à trouver une dimension touristique à la zone Mesvres - La Boulaye. C'est ainsi qu'une structure d'accueil est réhabilitée, le Domaine de la Boulaye : hôtellerie, restaurant, la réalisation est ambitieuse et cohérente avec la reconstruction éventuelle du pavillon du Bhoutan. Christian Gillot veut emmener la communauté de communes Grand Autunois-Morvan (CCGAM) dans sa vision.

Mais les expériences de lancement du Domaine de la Boulaye (photo) sont très laborieuses : les gestionnaires en régie ne restent pas longtemps. Et puis le Conseil général, relancé début 2015 sur la promesse d'Arnaud Montebourg, qui a laissé son fauteuil de président à Rémy Chaintron, compte désormais clairement sur la CCGAM pour impulser un financement signficatif. Or, CCGAM et Conseil général ne sont pas tout à fait sur la même longueur d'onde politicienne, et évitent de prendre le dossier du pavillon du Bhoutan à bras-le-corps.

La CCGAM lancera toutefois en 2016 un appel d'offres pour une étude d'ingénierie visant à la reconstruction du pavillon du Bhoutan. Le Conseil départemental (ex-Conseil général) a changé de bord à nouveau depuis 1 an, et pour André Accary, nouveau président, les promesses orale d'Arnaud Montebourg... n'engagent que l'ex-ministre !

Et surtout le véritable frein désormais, c'est la double sanction du financement : il doit inclure une mirobolante facture de gardiennage pour la commune de La Boulaye. Cette dernière, arguant de manquement administratif de la part du Conseil départemental lors de sa cession du pavillon, n'a pas payé la facture mensuelle depuis son "acquisition". Et le Conseil départemental a stoppé ses paiements. Les Ets Prudent (photo) font valoir un impayé de 200 000 euros, que la commune a été priée de payer par décision de justice.

2018-2019 : un maire usé, une commune au bord de la ruine

La Boulaye, à peine 200 habitants, et à peine 150 000 euros de budget. Depuis des années, cette affaire du pavillon du Bhoutan a rendu exsangue les finances de la commune : frais d'avocats multiples pour une procédure à l'encontre du Conseil départemental, provisions envers les demandes de paiement d'une facture de gardiennage supérieure au budget de la commune, mise sous surveillance des finances communales... La Boulaye est devenue une commune au bord de la ruine.

Son maire, Armand Dufour, découragé par tant d'atermoiements politiciens, de promesses non tenues et de mépris de la parole publique, a choisi en 2015, malgré tout, de faire face : il a décidé d'affronter le scrutin des électeurs de sa commune avec l'engagement de la sortir de la pente glissante qu'elle prenait à l'époque et qui a empiré.

Voilà le sens du dernier mandat de ce maire, qui se retrouve, jusqu'en 2020, seul à assumer la vente d'un bien public impactant le porte-monnaie du contribuable saône-et-loirien et de La Boulaye pour plusieurs centaines de milliers d'euros.

Mars 2019 : le pavillon vendu aux enchères à Christian Louboutin

Le 29 mars 2019, une vente aux enchères est organisée pour aider la commune de La Boulaye à sortir de ce cauchemar. Mise à prix : 80 000 euros. Le très médiatique vendeur-priseur mâconnais Jérôme Devillard attire l'attention de la France entière sur cette affaire, au rendu déplorable pour l'image de la Saône-et-Loire, vilipendée et caricaturée !

Après avoir dilapidé 500 000 euros de manière directe, la Saône-et-Loire met un terme à cette opportunité touristique et culturelle. Et c'est le chausseur Christian Louboutin qui devient officiellement acquéreur du pavillon du Bhoutan. Par téléphone, le créateur français de chaussures et sacs à main de luxe s'adjuge le pavillon pour 160 000 euros. Il explique avoir des liens affectifs forts avec ce pays.

Les enchères auraient pu monter plus haut si un acquéreur potentiel n'avait pas jeté l'éponge le matin-même, refroidi, à la lecture du JSL, par l'état de conservation du pavillon.

Cette vente aux enchères marquera la fin des liens qui unissaient le pavillon à la Saône-et-Loire, même si d'autres recours judiciaires suivront. Un fiasco absolu au niveau politique et financier, et le symbole d'un gaspillage d'argent public sans équivalent dans le département.